[La CGT Cochin s'est mobilisée pour défendre et garder à Cochin le Service de Psychiatrie dirigé par la Pr Granger, à l’heure où tous les services de psychiatrie sont menacés en France par la politique de capitalisme sauvage menée par nos gouvernements. La CGT Cochin a appuyé et fait voter un vœu au Conseil de Paris avec l’aide des camarades du Groupe Communiste. Nous publions ci-dessous la Tribune du Pr Granger parue ce jour dans le Nouvel Obs.]
Tribune
Psychiatre
Dans une tribune au « Nouvel Obs », le psychiatre Bernard Granger, ancien membre du conseil de surveillance de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, estime qu’il « serait utile de donner aux équipes soignantes la possibilité de retrouver pleinement le sens de leur accomplissement par une réflexion collective ».
Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.
L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) ne va pas bien. De nombreux services sont en grande souffrance, quand ils ne sont pas en voie d’effondrement, si d’autres arrivent à ne pas trop mal se porter. L’AP-HP a vu jusqu’à 20 % de ses lits fermés après la crise du Covid-19 et ne les a pas tous rouverts. Il manque encore 1 000 infirmières et dans certains métiers les sous-effectifs ont des conséquences très sensibles sur le fonctionnement des hôpitaux – manipulateurs radio, préparateurs en pharmacie, infirmiers de blocs opératoires, infirmiers anesthésistes, techniciens de laboratoire notamment. Bien sûr, l’institution fait face à une conjoncture nationale défavorable, mais les causes internes ne doivent pas être sous-estimées.
Alors que son organisation, sa gestion et ses dirigeants ne sont manifestement pas exempts de reproches, l’AP-HP refuse de se transformer. Fin 2021, une lettre au président de la République intitulée « La culture du chiffre, du “bla-bla” et des “process” sape le moral des personnels hospitaliers » [et publiée par « le Monde »] demandait des changements structurels jugés nécessaires pour que l’AP-HP améliore son efficience. Début janvier 2022, cette lettre avait reçu plus de 2 800 signatures de médecins de l’institution.
L’impression d’une continuité dans la dégradation
Ce texte dénonçait le temps médical perdu en réunions inutiles, l’empilage de six structures emboîtées de guingois (unités fonctionnelles, services, départements en petits nombres étalés sur plusieurs hôpitaux, hôpitaux, groupes hospitaliers, siège). Cette structuration bride l’innovation et la recherche, génère des dysfonctionnements permanents, des gaspillages abyssaux et une irresponsabilité généralisée. Le temps perdu en « réunions » est prodigieux puisque chacune de ces structures en organise d’innombrables, mettant en place des commissions, sous-commissions, comités, sous-comités, groupes de travail, sous-groupes de travail, etc.
Dès son arrivée en juillet 2022, avant toute discussion, la nouvelle direction s’est prononcée contre la simplification organisationnelle attendue par une large fraction du corps médical. Elle a préféré présenter un plan d’action en 30 leviers à la coloration technocratique. Citons les deux premiers : « Mieux recruter, accueillir et fidéliser nos professionnels », « Améliorer la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle ». Ce plan d’action est un chapelet d’évidentes et louables intentions sans réelle chance de pouvoir changer en profondeur la vie de l’institution.
Les 30 leviers avaient l’ambition de redonner du souffle à l’AP-HP. Ils n’ont pas l’efficacité escomptée, non seulement en termes comptables, ce qui semble constituer la principale préoccupation du siège de l’AP-HP et de ses tutelles, mais aussi et surtout pour les patients en termes de qualité des soins et d’accès aux soins, ainsi que pour les conditions de vie au travail des équipes soignantes. L’impression dominante est celle d’une continuité dans la dégradation.
Il est un domaine où incontestablement la direction générale actuelle surpasse l’ancienne : celui des déficits. Les causes en sont multiples, internes et externes, cependant la réalité des chiffres doit être regardée en face. Après des pertes record de 400 millions d’euros en 2023, l’AP-HP s’apprête à faire pire en 2024 avec un déficit de 460 millions d’euros. La prévision était de 300 millions, soit un écart à la cible de plus de 50 %. Ces chiffres sont d’autant plus impressionnants que l’AP-HP bénéfice d’une aide exceptionnelle du gouvernement de 750 millions d’euros sur cinq ans. Ces crédits ont été de 250 millions en 2023 et 200 millions en 2024. Au total donc, pour 2023-2024, c’est un déficit réel cumulé de 1,31 milliard d’euros pour un budget en recettes un peu supérieur à 18 milliards au total sur ces deux mêmes années.
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L’hôpital n’est ni une entreprise, ni une administration
Le « retour à l’équilibre », perpétuellement repoussé, ne sera pas atteint de sitôt. Certes, l’ampleur du déficit 2024 n’incombe pas à la seule gestion de la direction générale, qui souligne que l’Etat n’a pas compensé intégralement les charges liées à l’inflation et aux revalorisations salariales du Ségur de la santé. Ajoutons que le modèle de financement des hôpitaux induit mécaniquement de la dette.
En raison de cette accumulation de déficits, les investissements prévus à court et moyen termes vont être révisés, certains reportés, d’autres annulés, avec tout ce que cela entraîne comme conséquences sur la lutte contre la vétusté du bâti et des équipements, ainsi que sur l’accès de tous aux soins et au progrès médical.
Le Pr Pierre Coriat, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP en 2009 lors de la discussion de la loi hôpital, patients, santé et territoires (HPST), avait fort justement prédit que ce texte législatif, en donnant des pouvoirs excessifs aux directeurs d’hôpital, allait créer une atmosphère de guérilla dans les établissements hospitaliers. Nous y sommes. On ne réduit pas impunément le rôle de ceux qui ont la légitimité pour organiser les soins, l’enseignement et la recherche, en favorisant celui de hauts fonctionnaires transformés en comptables. L’hôpital n’est ni une entreprise, ni une administration.
Il n’est pas de semaine où il ne soit reproché aux médecins, en particulier aux chefs de service, leurs carences managériales ou leurs écarts comportementaux, parfois à juste titre, parfois avec mauvaise foi. Certains sont privés de leur fonction du jour au lendemain, dans une atmosphère de diffamation, de délation et de règlement de comptes jamais connue à l’AP-HP. Si jamais des procédures disciplinaires sont engagées et vous innocentent – souvent de longs mois ou plus d’un an après –, le mal est fait, votre réputation est ternie et votre carrière entravée. Les contestataires, ceux qui exercent leur esprit critique ou alertent sur des anomalies graves, sont intimidés et menacés des pires sanctions. La liberté d’expression est bafouée au nom du « devoir de réserve » assimilé à l’injonction de se taire.
Une institution devenue maltraitante
En 2019, le CHU francilien a été divisé en six groupes hospitaliers (il y en avait 12 précédemment), pour 38 hôpitaux, 80 départements médico-universitaires (au lieu de 130 avant la réforme de 2019) et 800 services, à quoi s’ajoutent parfois des fédérations. Ces multiples structures rendent complexe, sinueux et illisible le fonctionnement du CHU francilien, où chaque strate répand ses grains de sable et où chaque responsable de ces strates lutte pour exercer le plus de pouvoir possible.
En raison des politiques de santé menées au plan national depuis des décennies, ainsi que par la nature de son organisation et l’attitude de certains de ses responsables, c’est toute l’institution qui est devenue maltraitante. Des procédures pour résoudre les différends et les situations de maltraitance ont été mises en place après le suicide du Pr Jean-Louis Mégnien en 2015. Parfois efficaces, elles sont trop souvent détournées de leur objet, transformées en mises en scène pour justifier l’arbitraire et régler des comptes, avec, à l’appui, des rapports tenus secrets. Surtout, ces procédures traitent les conséquences du mal-être hospitalier sans s’attaquer aux causes.
Beaucoup trouvent cette atmosphère irrespirable et s’en vont. Les jeunes médecins en formation voyant ce triste spectacle au cours de leurs stages hésitent à faire carrière dans cette institution bien malade.
Il est même admirable de voir que malgré cette piètre gestion, ce management parfois malfaisant et les irritantes difficultés quotidiennes, les équipes soignantes, avec technicité, dévouement et humanité, essaient d’assurer du mieux possible les soins. C’est la raison d’être de l’hôpital : l’attention à l’autre, les regards et les gestes de compassion, le combat éreintant contre la souffrance et la maladie, la part incertaine, mystérieuse et indicible de l’art médical. Les soignants sont hélas réduits à vivre cette vie avec les moyens du bord, souvent malmenés par leur hiérarchie et accablés de tâches administratives dépourvues de sens, ce qui les détourne des soins, de la présence auprès des patients et pour finir de leur métier.
Le salut ne viendra pas des technocrates. Il serait utile de donner aux équipes soignantes la possibilité de retrouver pleinement le sens de leur accomplissement par une réflexion collective.
BIO EXPRESS
Bernard Granger est psychiatre, professeur à l’université Paris-Cité, ancien membre du conseil de surveillance de l’AP-HP.